lundi 24 février 2014

79 - Rémanences



Là, le père, devant moi. Petit bonhomme sans âge, ridé de cette beauté que n’aura jamais Che-Nen. Son regard, exercé à soupeser les Hommes, évalue les poissons d’un étal qu’il compte acheter. Peut-être fêtera-t-il dans deux jours ce triste anniversaire ? Il sourit mais à personne. Peut-être à ses souvenirs. Peut-être à son fils parti là-bas, si loin. Là-bas qui l’a vu mourir. A moi aussi Che-Nen manque.



Nos yeux se voilent de souvenirs. Des cris de l’enfant aux plaintes de l’adolescent. Nos Che-Nen différent mais pas notre Amour. Voilés, nous portons le deuil, alourdis mais dignes. Nos regards vides glissent à la surface de cette Terre navrée. Peut-être cet amour qui me leste encore au souvenir de son fils, m’allègerait-il si nos regards se croisaient ? Tentation du dernier regard à ceux-là qui ont eu de l’importance.
Les quotidiens se remplissent des entretiens habituels des mécaniques humaines. A une année du décès de Che-Nen, les choses vont, viennent, passent puis s’éloignent. Sans guère plus d’importance, la Vie s’écoule dans une relative indifférence. 



Ce lundi 24 février 2014 marquera une première année de cette Terre sans Che-Nen.

dimanche 23 février 2014

05 - Games Without Frontiers

londres 2012 (1)
En imposant des limites morales à ses jeux, la Russie devient intolérable. Ces frontières soulignent l'insupportable véhiculé par Sotchi. Du coup, d'autres jeux – plus ouverts, tolérants – me reviennent en tête. Avec eux, le film d'une vie.



londres 2012 (4) 

Légers, mes souvenirs se mêlent aux rouges et aux ocres d’un improbable bûcher que l’on verrait de loin, sur la plus haute des collines. Sous un ciel d’été – clair, propre et pur – mes espoirs d’enfant, se mêlant aux infernaux tourbillons  des fumées, se mourraient. Irrémédiablement.






londres 2012 (2) 
Pourtant, enfant assoiffé, Sa Parole étanchait. Le Père disait et le monde devenait simple, clair, propre et pur. Sa Parole bue autorisait tant d’espoirs, tant de figures réussies. Les amis – pas encore amants – apprécient ces exercices tant appris, conseillent, juges bienveillants. Trop appris ? 






londres 2012 (3) 
Cette vie n’aurait été qu’une dure compétition. Toujours perdue, souvent inutile. Les amants, si éloignés de ces amis – telles leurs queues brutes – jamais ne prennent le temps. La jouissance, une bien belle médaille. Si vaine, en fait. Epuisé de tant d’efforts ridicules, aucun repos ne saurait apaiser la fatigue du parcours.


samedi 15 février 2014

04 - Soldes

p379Son air boudeur, son mètre quatre-vingt cinq – pas plus que sa maigreur juvénile – ne font illusion : pas plus de 16 ans au compteur, sûr ! Emprunté, maladroit, il s’énerve devant le choix imposé…un pull…un sweat…un jeans… ??? Il ne sait pas, il voudrait tout. Pourtant il doit, pressé par sa mère, choisir. Période des soldes… Dès la maison, la négociation avait dû être ferme déjà…la convaincre de se trainer jusqu’à cette boutique-à-la-mode. Rien sous la centaine d’euros, il lui avait caché ça…

p380

Elle râle tout haut dans la boutique. Il tire le rideau de la cabine d’essayage et elle râle. Elle fuit sans doute aucun le regard de son adolescent au supplice, honteuse de sa propre misère. Lui, vivant reproche à ses yeux de son impuissante indigence. 


p378





La scène ne m’échappe pas, pénible. Je voudrais les lui payer, toutes ces envies d’adolescent. Avec cet argent qui ne me sert plus de rien, inutile dans ce monde où j’erre, limité, sans vraiment beaucoup d’avenir.
Il est reparti pauvre d’un pull-over. Vite échappé, honteux lui-même, de la boutique. Sa mère l’a rattrapé dans la rue. Une nouvelle dispute les a éclatés, la mère et le fils à nouveau séparés. L’une lui reprochant son ingratitude aux efforts exigés. L’autre, penaud, venant d’apprendre que le monde possède des limites.

samedi 1 février 2014

60 - Un pont

p377



Au réveil, les corps identifiés enfin, s'étirent. Câlins. Maki, couché sur le ventre, joue des muscles noirs de son corps. Ma joue posée sur une omoplate, s’amuse des mouvements. La peau, douce, lisse et noire, magnifique, m’hypnotise. Mon crâne résonne de sa voix. Bercé, mes yeux se ferment, à ses sons graves. Comme je n’entends pas ce qu’il m’explique, je soulève ma tête.





p376 








Au mur, le regard de Che-Nen, un peu navré, nous surprend. La voix – maintenant plus claire de Maki – ne peut dissiper le reproche de la photographie. Ce regard juvénile, du printemps 91, plonge sur ces corps, à peine éveillés, de cet hiver 2014.  Mes 53 ans se noient dans le souvenir de mon corps de 30 ans malgré le pont jeté entre ce monde-là et aujourd’hui. Une angoisse pointe qui me fait frissonner, inquiète Maki qui cesse de parler. Le silence imposé de Che-Nen envahit le jour qui commence.
p374